Je ne puis vivre
personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais placé cet art
au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il
ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au
niveau de tous. L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance
solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes
en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies
communes. Il oblige donc l'artiste à ne pas s'isoler ; il le soumet
à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui,
souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait
différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa
différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se
forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à
mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté
à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes
ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger.
Et s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que
celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne
régnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou
intellectuel.
Albert Camus
Discours de Suéde
Prix Nobel 1957
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire